ADER NORDMANN & DOMINIQUE
HÔTEL DROUOT
PARIS
24 NOVEMBRE
2022
RÉSULTAT
1.297.088 €
JEAN & JACQUELINE LERAT
UN RETOUR À LA TERRE
[extrait]
La céramique française connut un renouveau au moment de la Seconde Guerre mondiale qui frappa tout particulièrement le vieux continent. Cette période de guerre avait vu la déconstruction d’un monde ; il allait devenir impératif aux hommes de reconstruire autre chose et de retrouver une place dans une civilisation réinventée. Aussi, les artistes, cherchant à exprimer de l’humanité au travers de leurs œuvres, s’intéressèrent au matériau terre. Cet élan artistique n’est pas à confondre au « retour à la terre » promu par le gouvernement sous l’occupation qui encourageait le travail manuel et les métiers d’art, dont celui de potier. Alors que le régime de Vichy poursuivait des enjeux politiques, les artistes aspiraient, eux, à une renaissance qui allait rendre sa dignité à l’humain dont les valeurs avaient été bafouées. Le recours à des matériaux bruts, simples et pauvres, qui s’opposaient à la société urbanisée et industrialisée dont les ambitions avaient mené au conflit, leur permit de retrouver leurs racines et de « réentendre parler de l’humain ». La terre développa alors un caractère existentiel, puisque par son utilisation l’homme retrouva un sens à ses actes et une place dans le monde. L’argile, vectrice d’une reconstruction, portait en elle des valeurs de résistance et de liberté qui offraient une place de première importance à ce matériau. Aussi, des artistes-artisans s’implantèrent sur d’anciens sites historiquement dédiés à la céramique, notamment dans le Beauvaisis, en Alsace, dans le Sud ou encore en Puisaye et dans le Haut-Berry. On note l’installation en 1942 d’André Baud et de Suzanne Ramié à Vallauris ; dont l’atelier Madoura accueillera de nombreux artistes, à l’instar de Picasso, qui le fréquenta dès 1946. Jean Derval s’installa quant à lui à Saint-Amand-en-Puisaye en 1945 pour migrer un peu plus tard à Vallauris, tandis que le village de La Borne, un autre lieu du grès, connut une nouvelle ère avec l’arrivée en vagues successives de jeunes artistes, parmi lesquels figuraient Jean et Jacqueline Lerat. La Borne et Vallauris furent deux pôles qui marquèrent particulièrement le développement de la céramique d’après-guerre. En pleine décadence, Vallauris fut libérée par Pablo Picasso qui, s’impliquant dans ce moyen d’expression, engendra une véritable émulation artistique autour de ce lieu, caractérisé par ses productions colorées qui traduisaient les univers des peintres fréquentant ses ateliers. De la même manière, les ateliers de La Borne furent réinvestis par de jeunes artistes qui, ne pouvant s’appuyer sur leur notoriété, travaillèrent une terre naturelle et la menèrent chacun à leur manière vers une forme d’abstraction. Deux approches de la céramique évoluèrent ainsi simultanément, avec, d’une part, les argiles à basse température que sont les terres vernissées et les faïences du Sud, et, d’autre part, les argiles à haute température, cuites au feu de bois, à l’image du grès, qui deviendra le support d’une modernité très affi rmée. La critique développa ainsi une segmentation de ces deux démarches, opposant la céramique colorée et décorative inspirée de Picasso et développée à Vallauris à celle de La Borne, avec son « grès sauvage », dénué de couleurs, proche de la nature. Bien qu’opposés dans les écrits, ces sites ne furent cependant pas étrangers l’un à l’autre. La relation que les artistes de La Borne entretinrent avec ceux de Vallauris importa grandement dans leurs recherches sur l’abstraction. Les œuvres de Picasso étaient très appréciées par Jean Lerat, qui se rendit à Vallauris à l’occasion de divers évènements. Ainsi, cette prétendue opposition fut en réalité l’occasion d’une interaction pour les artistes dont les démarches respectives, nourries par leurs échanges et par un objectif humaniste commun, contribuèrent à rapprocher le médium céramique de l’art. Le village de La Borne possédait néanmoins un statut particulier vis-à-vis des autres centres céramiques qui furent redynamisés, puisqu’il fut le témoin d’une transition inédite, qui eut pour effet l’intégration du grès dans le domaine de l’art contemporain. Un mouvement céramique moderne était lancé.
ENTRE FIGURATION ET ABSTRACTION
[extrait]
Le contexte de la guerre, qui mena à un renouveau céramique, eut un impact sur les sujets représentés à l’époque par les artistes, qui se retrouvèrent dans l’incapacité de représenter l’homme, de lui donner un visage. Certains adoptèrent alors l’abstraction, tandis que d’autres jetèrent leur dévolu sur les sujets animaliers. Jean Lerat développa dans ses œuvres un véritable bestiaire, notamment de volatiles, dont il figura différentes espèces, tel le coq, la poule, le paon ou encore le dindon. Progressivement, dans une démarche de simplification, les expérimentations des Lerat tendirent vers plus d’abstraction. Coïncidant avec le moment où ils quittèrent La Borne pour la maison familiale de Jean à Bourges en 1955, leurs nouvelles recherches s’articulèrent désormais autour de la ligne (sous plusieurs de ses formes), du triangle et du carré. Virent alors le jour des pièces architecturales variées, rythmées par cette géométrie, parmi lesquelles le fameux vase Losange de Jean Lerat, ou son Oiseau triangle, issu du bestiaire qu’il avait développé à La Borne. Les Lerat n’explorèrent toutefois pas une abstraction radicale. Le corps eut une importance capitale dans les recherches du couple d’artistes, qui envisageait celui-ci comme premier élément de mesure de notre relation au monde. Oscillant entre figuration et abstraction, l’œuvre remarquablement diversifiée des Lerat fut avant tout une œuvre marquée par la vie, le temps qui passe et l’humanité. Dans une démarche de constante remise en question, les thèmes universaux du corps et de la nature traversèrent toutes leurs recherches, traduisant ainsi le désir de présence au monde de Jean et Jacqueline, qui tentèrent de saisir une réalité jamais entièrement conquise. Leur approche était en effet celle d’une quête de sens, laquelle primait toujours sur la recherche de perfection. Jean et Jacqueline, toujours connectés avec l’ici et le maintenant, tentèrent d’exprimer dans leurs œuvres cette réalité, en permanence livrée au doute. Leur travail donne fréquemment l’impression de s’inscrire simultanément « dans le temps et hors du temps ». Par le travail d’un geste ancré dans le présent et par l’épreuve irréversible du feu, la terre incarne entre leurs mains « la chair du temps », le témoignage de la vie sur Terre et revêt, parallèlement, un caractère intemporel. Un sentiment d’humilité émane de leur travail, empreint de cette double dimension d’apparence paradoxale; que l’humanisme éclaire. [...].
ENTRE ÉQUILIBRE ET MOUVEMENT
[extrait]
Tout au long de sa vie, Jacqueline Lerat s’intéressera au mouvement de l’être et des choses qui l’entourent. En témoigne sa manière de concevoir qui poursuit un « aller-vers », à la fois dans son travail de la terre et dans sa pensée, qui s’inscrivent constamment dans le mouvement des choses. Ses œuvres, conçues pour habiter l’espace, donnent ainsi toujours l’impression d’être actives derrière leurs surfaces. La spatialité et le mouvement furent les notions les plus constantes dans son travail. Jean Lerat, abandonnant ses recherches sur le corps dans les années 1970, traitera quant à lui plus longuement cette question du mouvement et de l’espace dans des sculptures aux formes inspirées par les ondulations de l’eau et les mouvements de la fumée qui s’élève. Les échanges avec son épouse autour de ces thèmes durent certainement nourrir ses réflexions en la matière, par lesquelles il tenta de traduire en sculpture les vibrations et les énergies qui pénètrent l’espace. Le travail des socles et des talons de leurs sculptures est éloquent quant à leurs recherches autour du mouvement, de la verticalité et de l’équilibre. Souvent fins, parfois très étroits, ceux-ci servaient de base sur laquelle prenaient racine les formes qu’ils développèrent. Les années 1980 marquèrent une période de recherche axée sur la verticalité chez Jacqueline Lerat. À cette occasion, elle invita des danseurs du corps de ballet de Maurice Béjart dans l’atelier de l’école des Beaux-Arts de Bourges où elle enseignait, afin d’approfondir les questions de l’espace, du mouvement des corps et des gestes dans son travail et celui de ses élèves. L’étude du corps et de son réseau de tensions allait selon elle de pair avec l’observation des mouvements de la danse contemporaine, qui, dialoguant avec la céramique, permettait d’enrichir autrement ses formes. Néanmoins, la démonstration la plus déterminante de Jacqueline Lerat autour du mouvement et de la spatialité reste ses colonnes, élaborées dans les années 1990. La disparition de son époux en 1992 la poussa en effet à développer plus amplement son travail autour de l’équilibre et du déséquilibre. Elle se devait de persévérer dans ses recherches sur l’équilibre du corps pour continuer à vivre. Jouant avec la stabilité de ses sculptures, les mettant en tension avec l’espace, Jacqueline Lerat essaya de retranscrire dans la terre les sensations du corps humain en quête perpétuelle d’équilibre. Ses sculptures se mirent alors en mouvement pour mieux vivre l’espace, et prirent la forme d’enjambements marqués par l’instabilité. Figés par le feu, ces moments suspendus témoignent alors d’une apparente sagesse. [...].
JACQUELINE LERAT ET LA CÉRAMIQUE PICTURALE
[extrait]
L’intérêt profond de Jacqueline Lerat envers l’art contemporain est certainement à l’origine de son utilisation, dans son travail de la terre, d’un vocabulaire proche de la peinture qui lui est souvent apparue proche de ses questionnements. Dans les années 1970, les recherches en abstraction de l’artiste évoluèrent ainsi vers une réintroduction d’éléments graphiques dans ses sculptures abstraites, à coups d’engobes, de chamottes et d’émaux. L’âge apporta à Jacqueline Lerat la force nécessaire pour opérer un retour vers la peinture, domaine auquel elle se prédestinait mais qu’elle avait abandonné ; portée, qu’elle était, par trop d’exigence envers elle-même pour une très jeune femme. Exprimant la picturalité qu’elle avait jusqu’alors réprimée, les formes géométriques, explorées dans son travail de la terre, réapparurent sur la surface même de ses céramiques, évoquant alors les recherches picturales similaires de certains artistes, à l’instar de Kandinsky, qui lui ouvrirent de nouvelles pistes d’exploration. La peinture fut une grande source d’inspiration pour Jean et Jacqueline Lerat. Tous deux s’y essayèrent dans leur jeunesse et, bien que l’abandonnant au profit du travail sur la terre, elle resta pour eux la démonstration d’une manière de s’impliquer dans le monde. Jacqueline Lerat assimilait ainsi les recherches artistiques de ses contemporains, qui lui apparaissaient telles des expériences esthétiques alimentant sa propre relation à l’humanité et son environnement. Lisant les écrits d’artistes et se tenant informés de l’actualité des arts, les Lerat se positionnèrent dans une démarche de constant questionnement vis-à-vis de ces peintres dont ils admiraient les œuvres – questionnements qui trouvèrent un écho dans leurs recherches autour du grès. Jean Lerat avait cette capacité de traduire dans la terre les sujets de la peinture, adaptant en céramique des œuvres de Gerhard Richter ou encore le thème des Trois Grâces, largement traité à la Renaissance par des artistes comme Raphaël et Cranach l’Ancien, ou plus tard par Canova. Assimilant les leçons de l’abstraction, les Lerat laissèrent apparaître progressivement des motifs géométriques sur la surface de leurs œuvres. Ils traduisirent dans la terre les questions de leurs temps dans une démarche inédite qui fit de leurs céramiques le support en trois dimensions de questions jusqu’alors abordées sur un seul plan. La présence de coupes signées « JJ LERAT » dans leur corpus témoigne ainsi de l’éclosion des symboles du carré, du rond ou du triangle sur leurs peaux, dont les motifs se rapprochent du travail de Kasimir Malevitch et de Paul Klee en peinture. Semblable à un motif de damier ou de pavement coloré, le quadrillage de carrés et de losanges naissant sur certaines de leurs sculptures évoque aussi la manière de Klee, ainsi que celle de Vieira da Silva, dont ils appréciaient particulièrement les œuvres. Jouant à la fois du langage de la sculpture et de la peinture, Jacqueline Lerat constituait la peau de ses céramiques par une juxtaposition de plans et volumes, créant des surfaces irrégulières par des apports de matières, de griffes, de traits et autres nuances de couleur. Outre la présence de symboles géométriques, ses recherches en abstraction furent marquées par sa recherche de matérialité, laquelle rappelle inéluctablement le travail de Jean Dubuffet en art brut, tandis que les griffes les rapprochent des œuvres de Lucio Fontana. L’introduction de traits sur la surface de ses céramiques suggère quant à elle une réfl exion proche de celle d’Antoni Tapiès, d’Hans Hartung ou encore de Pierre Soulages. Les œuvres abstraites des Lerat évoluèrent en effet vers plus de sensibilité et témoignèrent d’une certaine vitalité, à l’image de la peinture et de la sculpture de l’époque, notamment chez les artistes de l’École de Paris et de la Nouvelle École de Paris comme Tal Coat, Raoul Ubac, Alfred Manessier ou Roger Bissière. La présence de taches, empreintes d’énergie et de spontanéité, rapproche ces réalisations de la conception, dans la peinture abstraite, du « tachisme », telle qu’utilisée par le critique d’art Michel Tapié. De la même façon, l’apparition de traits noirs à la surface des œuvres des Lerat fait une allusion aux grès japonais, dont la découverte à la fin du XIXe siècle marqua profondément la céramique moderne. Bernard Leach, que les Lerat avaient rencontré à La Borne en 1951, avait participé à la promotion de ces œuvres du Japon par la publication de son livre référence « A Potter’s Book » dans les années 1940. Bien que n’étant pas des disciples de Leach, les Lerat connaissaient immanquablement cette production japonaise, laquelle aurait pu inspirer leurs réfl exions autour du grès, comme ce fut le cas pour bon nombre de céramistes. Certaines de leurs œuvres, toutefois rares, évoquent ainsi la céramique orientale, en particulier l’œuvre de Shoji Hamada, céramiste japonais du mouvement Mingei, dont les sigles noirs, caractéristiques de l’expression des surfaces de ses céramiques, trouvent un écho dans les œuvres de Jacqueline. L’exposition Maîtres potiers contemporains, qui eut lieu en 1962 au Musée des Arts décoratifs de Paris, rassembla d’ailleurs des œuvres des Lerat aux côtés de celles de Leach et d’Hamada – prouvant la concordance qu’il pouvait exister entre leurs recherches respectives autour du grès. En outre, la présence de théières et de tasses dans l’œuvre du couple d’artistes ramène inévitablement aux éléments essentiels à la cérémonie du thé, intimement liée à la production céramique au Japon. Les Lerat réalisèrent en effet quelques services à thé et autres théières, notamment pour leur usage personnel – créations qui amenèrent probablement Jean Lerat à participer à un concours de bols à thé organisé par le Japon, où il était vu comme un grand maître. Parallèlement, le traitement de la couleur jouant sur l’ocre des terres, associé à l’utilisation d’une terre irrégulière comme support et au sens du trait allant à l’essentiel de la fi gure, convoque inévitablement l’image des parois de l’art pariétal. Durant l’été 1940, la découverte de la grotte de Lascaux eut un formidable impact chez les artistes et les intellectuels, qui saisirent largement l’étendue de son expression grâce à la publication en 1955 de La peinture préhistorique, Lascaux ou la naissance de l’art, ouvrage de Georges Bataille. Les œuvres de Jacqueline Lerat témoignent de cette même intelligence de l’usage du support terre, sur lequel se dessinent par apports de pigments ou par grattage des formes essentielles évoquant l’Humanité tout entière, « le signe sensible de notre présence à l’univers », à l’image de ces premières manifestations artistiques.